L’éminente carrière universitaire de Tua Tagovailoa a atteint son point culminant avant même qu’il ne débute un match. Un soir de janvier 2018, une semaine après le passage dans l’année nouvelle, avec l’une des meilleures performances de l’histoire du sport, sur la plus grande scène qui soit : en finale du championnat. Contre Georgia, Alabama n’avait pas marqué le moindre point à la mi-temps. Puis, Tagovailoa est entré et Alabama l’a emporté 26-23, en prolongations. Vingt-trois mois plus tard, une kyrielle de records sont joints à son nom, tant et si bien qu’il ne serait pas ridicule de dire qu’il est le plus grand quarterback amateur de tous les temps.
Breaking News: Tua Tagovailoa is out for the season with a dislocated hip with a posterior wall fracture, a person with knowledge of the situation tells me.
— Aaron Suttles (@AaronSuttles) November 16, 2019
Mais cette éminente carrière a vraisemblablement pris fin après la luxation de la hanche qu’il a subie lors de la large victoire des siens, ce samedi, contre Mississippi State (7-38). Il va manquer le reste de la saison et n’a plus rien à prouver aux scouts de la NFL. Malgré l’année d’éligibilité qu’il lui reste, on a certainement vu ses derniers exploits sous les couleurs du Crimson Tide. Entendez qu’il ne réalisera finalement jamais ce qui jadis lui paraissait promis. Tagovailoa n’aura pas remporté le Heisman Trophy. La seule saison complète qu’il aura jouée s’est conclue par une cruelle défaite contre Clemson, en finale l’an dernier. Il aura gagné 22 de ses 24 matches disputés, en lançant 8 touchdowns pour chaque interception, et pourtant… Sa blessure laisse le sentiment qu’il a tout juste effleuré la surface de son immense talent. Entre apothéose et tragédie.
Après son émergence métempirique de janvier 2018, il n’était pas difficile de l’imaginer remporter deux autres championnats, avant de se présenter à la draft NFL et d’être dûment choisi avant tout le monde. Personne n’a jamais joué comme lui, avec sa semblable aisance, son bras gauche aussi gracieux que dévastateur, générateur de touchdowns quel que soit le destinataire, quelle que soit sa position. Surtout, personne n’a jamais donné une telle dimension à l’attaque d’Alabama. Imaginer quelconque équipe remporter trois titres universitaires en trois ans est insensé, mais voir Tagovailoa mener un programme déjà omnipotent avec Greg McElroy, AJ McCarron et Jake Coker l’était tout autant.
Les prouesses de l’Hawaïen ont placé la barre si haut, que son corps l’a trahi au moment de l’atteindre. Les deux défaites auxquelles il a pris part sont arrivées juste après que ses chevilles l’aient lâché. Sa carrière universitaire est désormais probablement derrière lui, à cause d’une blessure encore plus sérieuse. Néanmoins, considérer son mandat à Tuscaloosa uniquement à travers le prisme de ses achèvements ne serait pas lui rendre justice. Tua Tagovailoa est une légende dans le sens le plus pur du terme. Une superstar transcendante, qui a mis l’équipe hégémonique des années 2010 en concordance avec les tendances offensives de l’époque qu’elle a dominée.
Certains grimacent à l’utilisation du mot légende lorsqu’il s’agit d’en auréoler des joueurs récents. Mais, dans le cas de carrières universitaires, qui ne durent au plus que quatre ans, le paroxysme des émotions provoquées et des souvenirs laissés doit être le critère d’évaluation premier. Tim Tebow a remporté deux titres à Florida, mais n’était le quarterback titulaire que pour l’un d’eux. Cam Newton n’a joué qu’une seule saison à Auburn. Johnny Manziel n’a jamais mené Texas A&M en finale du championnat. Pour autant, tous trois sont des légendes absolues.
Tout comme Tagovailoa, qui a incroyablement atteint ce statut en une mi-temps, et n’a cessé de l’asseoir les deux années suivantes. Cette rencontre contre Georgia restera ancrée dans nos mémoires aussi longtemps que le football américain sera. Dans un exhaustif classement des plus grands matches universitaires de l’histoire, ESPN a placé la finale 2018 à la 13e place. Une erreur (dans un travail autrement remarquable), qui ne peut être qu’un hommage à son numéro de maillot. Avant qu’il ne remplace Jalen Hurts ce jour-là, Alabama était d’une rare tristesse, regardant la défaite droit dans les yeux. Après son entrée en jeu, Alabama était inarrêtable. Tagovailoa était la clé du rouleau compresseur.
DES RECORDS VENUS D’AILLEURS
Après la victoire d’Alabama, il incarnait un potentiel sans limite humainement concevable, dont il a ensuite été prodigieusement à la hauteur. Il n’avait pas été parfait dans ce match, loin de là. Son interception au milieu du 3e quart-temps était assez désolante et 10 de ses passes n’avaient pas trouvé receveur. Bien qu’il ait préparé le terrain pour son inouï touchdown vainqueur, le sack de 16 yards encaissé en prolongations était plus digne d’un bêtisier que d’un match pour le titre.
Malgré tout, les prémisses de sa splendeur étaient déjà apparentes. Les deux saisons suivantes, Tagovailoa est devenu infiniment meilleur, ses passes en profondeur d’une précision immaculée, et son aptitude à éviter les sacks tout bonnement démente. Il a presque entièrement éliminé de son jeu les interceptions non provoquées. En deux ans, il a lancé 534 passes et seulement 9 (!) interceptions. C’est moins que Jameis Winston, Deshaun Watson, Johnny Manziel, Vince Young, Andrew Luck et Lamar Jackson lors de leurs dernières saisons à la fac.
Il n’a pas simplement battu des records, il les a explosés, annihilés, envoyés valser à travers la Voie lactée. La meilleure évaluation en carrière est la propriété de Sam Bradford à Oklahoma, avec 175,6. Tagovailoa va quitter l’université avec une évaluation de 199,5. Ses 10,9 yards par passes sont 1 yard complet de plus que le précédent record de Ryan Dinwiddie. Bradford avait également la marque de référence du ratio touchdowns/passes lancés avec 9,9%. Pour Tagovailoa, c’était 12,7%. Autrement dit, il avait une probabilité de lancer un touchdown 30% supérieure à quiconque dans l’histoire du jeu. Il a eu plus de touchdowns que de passes incomplètes dans 4 des 24 matches qu’il a débuté. Non mais, allô quoi !
Très gentiment mesuré à 1,85 m, Tagovailoa n’est pas une force de la nature. Par rapport à ses pairs, même au niveau universitaire, il est petit et menu. Il n’est pas particulièrement rapide non plus. C’est dans sa capacité à déclencher des passes dans des angles impossibles que réside sa magie.
Bien qu’il se soit imposé comme le meilleur joueur du monde à l’échelon amateur, il n’a pas pu regagner la féerie de son introduction au grand public. Il a réécrit les livres des records et bouleversé l’image que l’on a d’Alabama, mais n’est pas parvenu à triompher de nouveau lors de l’ultime match de la saison.
Les trois matches les plus importants du Crimson Tide, après qu’il ait gagné sa place de titulaire, étaient la finale de SEC 2018 contre Georgia, la finale du championnat 2019 contre Clemson, et la rencontre au sommet contre Louisiana State, il y a deux semaines. Les trois plus mauvaises performances de sa carrière, avec deux défaites contre Clemson et LSU, et une sortie sur blessure alors que son équipe était menée contre Georgia.
Les blessures, le nœud du paradoxe Tagovailoa. Il était à peine remis de son entorse à la cheville subie contre Georgia pour affronter Clemson en finale, un mois plus tard, et a été opéré de son autre cheville moins de trois semaines avant le match contre LSU, cette année. C’est une nouvelle blessure qui va précipiter son passage présumé en professionnel, et à moins que son remplaçant Mac Jones ne rencontre le même succès, Alabama ne sera pas des phases finales pour la première fois depuis leur création, en 2014.
S’émerveiller de ses coups d’éclat, en relève de Jalen Hurts, était l’équivalent de tomber amoureux sur Tinder. S’ébaudir de sa domination en finale, un mariage avec la personne de sa vie. Du garbage time au sommet de son sport, admirer la maestria de Tua Tagovailoa était un rêve éveillé. Seulement les rêves, par nature, sont fugaces. Nous pouvons le juger par sa faillite à accomplir tout ce à quoi il semblait destiné. Nous devrions nous satisfaire de l’existence même de ce mirage, dans un sport qui a tendance à les estomper. En attendant de recommencer.