C’était un match à domicile, contre Memphis, une équipe menée par des jeunes néophytes aux rigueurs de la NBA, destinée au fond du faitout. Le genre dont San Antonio a pris l’habitude de dominer pour asseoir ses deux décennies de formidable compétence. Plus que quelconque autre franchise, les Spurs savent punir les mauvais élèves. Ou savaient, tout du moins.
Il restait moins de six minutes à jouer dans le 2e quart-temps. Dejounte Murray prit le rebond du tir manqué de Jaren Jackson, sécurisa le ballon puis mit les gaz, comme à son habitude. Sauf que devant lui se présentaient quatre Grizzlies. Un dribble à droite, un dribble à gauche, à l’orée de la ligne à trois points, mais tout droit dans les bras de Jae Crowder qui n’en demandait pas tant. Balle perdue, possession Memphis.
Alors qu’il se précipitait, assez naïvement, dans une situation dont il n’est pas encore capable de s’extraire, deux coéquipiers se trouvaient derrière lui. Un de part et d’autre du jeune meneur, mais derrière, à une allure bien plus modérée que la sienne. Le premier était LaMarcus Aldridge. Le second, DeMar DeRozan.
San Antonio Spurs 2019-2020, allégorie. Une action métaphorique du conflit auquel est en proie l’institution la plus immuable de la ligue, l’équipe modèle. Son futur allait au galop vers l’inconnu, pendant que son présent était à la traîne. La candide exubérance et le substantialisme vétéran, ensemble sur le même parquet, mais ne ramant pas dans la même direction.
Avoir dit des Spurs qu’ils manqueraient les playoffs était une prédiction blasphématoire du seigneur Popovich. Une violation éhontée des 10 Commandements du sacro-saint basketball, qu’il m’est encore difficile d’assumer, même après leur départ à 5 victoires et 10 défaites. Il n’en reste que ce léger gouffre de début de saison n’est pas le fruit du hasard, et qu’il sera rude de s’en dépêtrer. L’équipe connue et reconnue pour être pour un melting-pot d’origines, d’influences et de genres se retrouve soudainement prise au piège entre deux styles de jeu, deux chronologies qui ne semblent pas s’accorder.
La réinsertion de Murray, de retour après une rupture des ligaments croisés, est au centre de la tension idéologique, sans que cela ne soit de sa faute ou même celle de l’organisation. Sa blessure, subie lors de la pré-saison 2018, était particulièrement fâcheuse du fait qu’elle ait altéré les harmonieux passages de témoin qui caractérisent les Spurs depuis plus de 20 ans. De David Robinson à Tim Duncan, de Tim Duncan à Tony Parker, de Tony Parker à Kawhi Leonard.
Sans Murray l’année dernière, San Antonio s’est adapté en jouant lentement, en shootant peu à 3 points mais très bien, et grâce à son banc. Ces mêmes joueurs, la plupart de vieux briscards habitués à leur façon de faire, ont pour l’instant du mal à recalibrer le jeu. Le fait que Murray se voit imposer une limite de minutes, le temps de retrouver tous ses moyens, est louable et judicieux, mais n’arrange rien au problème.
Les Spurs jouent de la même manière que l’an dernier, avec une certaine fortune d’ailleurs puisqu’ils ont la 4e évaluation offensive de la ligue, seulement leur réussite au tir est passée d’extraordinairement élevée à simplement bonne, et leur défense de suspecte à simplement mauvaise. Leur succès de la saison passée reposait sur un subtil équilibre allant à l’encontre de tous les préceptes de la NBA moderne. Bien qu’essentiel, le retour de Murray a cassé cet équilibre.
Les défauts de ses qualités
Il convient d’insister qu’il n’y est pour rien individuellement. Son niveau actuel est conforme à celui d’un joueur s’étant rompu les ligaments d’un genou 13 mois auparavant. Ses 11 points, 7 rebonds et 4,5 passes par match en 22 minutes de jeu témoignent même d’un prompt rétablissement. De tous les Spurs, il est celui dont dépendra le passage de San Antonio au basket rapide que pratique le reste de la ligue. Ses jambes et foulées immensément longues lui permettent de produire des actions assez uniques en leur genre.
Ces aspects positifs s’accompagnent cependant de points plus négatifs, inhérents à ses défauts et à son manque d’expérience. Son inaptitude aux tirs extérieurs (24% de réussite à 1,1 tentative par match) le rend improductif quand il n’a pas la balle en mains, mais il n’est pas encore aguerri au jeu sur demi-terrain quand il l’a. Il ne rentre que 39% de ses tirs à 2 points à plus d’un mètre du panier et manque de force pour marquer quand il s’en approche.
Il s’améliorera avec le temps, mais pour le moment les Spurs en pâtissent. Quand Aldridge et DeRozan jouent avec Murray, San Antonio marque un peu moins de 104 points par 100 possessions. Quand Murray sort, ils marquent 117 points par 100 possessions. La différence devrait s’amenuiser à mesure que la saison progresse, mais elle témoigne de la complexité à bâtir une attaque cohérente avec un meneur qui se cherche et deux scoreurs qui refusent de tirer à 3 points.
Élu dans le 2e cinq défensif de l’année, lors de sa dernière saison complète, Dejounte Murray n’a rien perdu de ce côté-là. Il est toujours la même terreur sur les pick-and-rolls adverses comme en 1 contre 1. Sa fluidité de mouvement et son corps filiforme en font un monstre absolu, sans qu’il n’en donne l’air. Imaginez-vous en train de faire cette passe des plus innocentes qui soient et voir, une fois le ballon en l’air, celui qui vous harcelait une demi-seconde auparavant tenter de l’intercepter. Dieu soit loué.
Pour défendre les passes d’amorce, la plupart des joueurs gardent leurs distances avec l’adversaire. D’autres font des va-et-vient pour tenter de le troubler. Les meneurs peuvent s’y préparer avec un peu de vidéo, ou simplement s’y adapter au fur et à mesure d’une rencontre. Contre Murray, c’est impossible. Il est totalement illisible. Il est là, et puis d’un coup, il n’est plus là, littéralement à deux endroits à la fois.
Il n’est pas une passe qui est sûre lorsqu’il est dans les parages. Il est 9e au classement des déviations de balle par match, malgré son temps de jeu limité. Sa capacité à défendre excellemment trois postes permet à Gregg Popovich l’aligner aux côtés de n’importe quel autre arrière de l’effectif, en théorie. Uniquement en théorie, parce que la pratique et les ennuis offensifs de Murray l’obligent à compenser avec Bryn Forbes, le meilleur shooteur de San Antonio, mais aussi un de ses plus mauvais défenseurs. 216 des 292 minutes jouées par Murray cette saison, l’ont été avec Forbes. 216 minutes pendant lesquelles les Spurs concèdent 113 points par 100 possessions, contre 101,5 inscrits, en dépit de la classe de Murray dans le domaine.
Et puisqu’un problème en amène un autre, c’est Derrick White qui en fait les frais, lui qui a crevé l’écran l’an dernier, au point d’être sélectionnée en équipe nationale pour la Coupe du monde. Il apportait sa création tout en sachant s’effacer au profit de ses scoreurs, et s’occupait de défendre sur le meilleur joueur extérieur adverse. En substance, il habilitait Aldridge et DeRozan à être eux-mêmes, à ce que leurs jeux obsolètes fonctionnent dans la NBA d’aujourd’hui.
Cette année, White se retrouve relégué sur le banc, le plus souvent associé à Patty Mills lorsqu’il entre en jeu. Il tire moins, passe mois et joue moins, alors qu’il était le maillon essentiel du rouage texan, il y a tout juste six mois. Sur le papier, Murray et White paraissent complémentaires, mais ils n’ont passé que 7 minutes ensemble sur le parquet lors des 15 premiers matches de San Antonio. C’est famélique.
À la décharge de Popovich, il est difficile d’associer deux joueurs quand l’un d’eux n’est autorisé qu’à jouer par bribes de 5 minutes tant qu’il se remet de sa blessure. Il doit néanmoins trouver une manière de les faire jouer plus souvent ensemble. Leur mariage sera peut-être la solution métaphysique aux deux versions existantes des Spurs : celle qui a fonctionné l’année dernière et celle qui inclut le futur de la franchise.
Sinon, cette période de transition sera synonyme de voyage express vers la loterie. Toutes les équipes y sont passées et y passent même cette année, que ce soit à cause de blessures (confer Warriors), de jeunesse (confer Grizzlies), de départ anticipé (confer Thunder) ou d’incompétence putride (confer Knicks). Les Spurs ont incroyablement évité chacune de ses cases depuis 1996 et la fracture du pied de David Robinson. Connaître une mauvaise saison n’a rien d’anormal. C’est tutoyer les sommets pendant les mandats de quatre présidents différents qui l’est. De Dejounte Murray dépendra si San Antonio peut encore défier la norme.