Il est peu commun qu’un joueur enrichisse son arsenal offensif une fois la décennie en carrière passée. Certains vétérans peuvent disputer cette affirmation et arguer que l’on peut toujours ajouter des nuances à son jeu mais, de manière générale, ces améliorations sont marginales.
Ce sont surtout leurs aptitudes déjà acquises qui deviennent plus raffinées, à mesure que leur intelligence et connaissance du jeu augmentent. Ils ont fait face à toutes les stratégies défensives et ajustements tactiques possibles, vécu tous les scenarii imaginables. L’enjeu de la deuxième partie d’une carrière, aussi légendaire soit-elle, consiste en l’application de cet avantage intellectuel pour prendre le meilleur sur la jeunesse fougueuse.
Les exemples sont légion. Pour Dwyane Wade ou Kobe Bryant, c’était perfectionner leur jeu de jambes. Pour Ray Allen, le shoot. Pour Tim Duncan, une discipline accrue dans la protection du panier. Pour Chris Bosh, un changement de position providentiel pour abuser d’intérieurs moins rapides et moins doués techniquement. Pour LeBron James, qui n’en finit plus d’asseoir sa place dans l’histoire du jeu, c’est tout autre chose encore. Dans sa 17e (!) saison professionnelle, il pousse la qualité la plus précieuse, la plus sophistiquée de son incommensurable talent, à la limite de l’humainement intelligible.
Ce n’est pas son scoring. Les actions où il démolit tout quidam entravant son chemin ne sont ni aussi fréquentes, ni aussi violentes que par le passé. Il n’est plus la terreur poste bas qu’il s’était mis en tête de devenir après un passage à l’école Olajuwon. Son étonnante résurgence défensive de cette saison n’est pas non plus au niveau de ces années floridiennes. C’est sa vision du parquet, son altruisme, sa perspicacité de jugement dans la passe qui le séparent du reste des mortels. Il élève son don, dont très peu d’autres ont joui avant lui, à un niveau prodigieusement supérieur.
Nous avons été pourris gâtés par son habileté intrinsèque à servir ses coéquipiers sur un plateau. Quand il rejoignait Miami, il y a bientôt dix ans, cela faisait bientôt dix ans qu’il jouait en prime time à la télévision. Le voir pénétrer la raquette, attirer l’aide défensive à lui et lancer le ballon depuis des angles improbables, de la main droite comme de la main gauche, est devenu routinier au fil des années.
À son retour à Cleveland, il était encore plus sagace qu’il ne l’était au Heat, à même de mettre à profit l’effectif qu’il a construit en sous-main (ou en main tout court d’ailleurs). Aujourd’hui, à Los Angeles, il embrasse son rôle de maître à jouer de plus belle. C’était prévisible, ça n’en reste pas moins stupéfiant. Sa moyenne actuelle de 10,9 passes par match serait un record en carrière. Après 20 matches, il a 394 passes décisives potentielles. Une stat qui inclut toutes les passes non converties parce que le receveur a manqué le tir. Ses 19,7 passes potentielles par match sont 1,5 de plus que Luka Doncic, qui le suit au classement.
Pour bien contextualiser son début de saison, il convient de regarder sa production de l’an dernier, même biaisée par sa saumâtre intermittence dans l’effort. En 55 matches, il avait un taux de passes de 39,4%, ce qui correspond à la proportion des tirs de ses coéquipiers dont il était à la dernière passe. Cette année il est à 49,7%, considérablement au-delà de son record de 44,4%, établi lors de sa dernière saison à Cleveland.
En sera-t-il de même dans six mois ou même au All-star break ? Rien n’est moins sûr, mais il serait presque injurieux de le présumer. L’homme est en mission, comme d’autres grands joueurs avant lui, contre un antagoniste qu’il a inventé de toutes pièces. À chacun de ses posts Instagram, leurs hashtags #WashedKing et #RevengeSZN, bien qu’il n’est pas un seul analyste ou commentateur crédible et de renom ayant allégué qu’il ne soit fini. Qu’à cela ne tienne, c’est son vecteur de motivation, ce qui lui permet de garder vive la flamme de la compétition, alors qu’il ne lui reste plus rien à accomplir.
AU FOUR ET AU MOULIN
Il se trouve qu’avoir des coéquipiers tout juste compétents n’est pas superflu à un bon passeur, même un de la trempe de James. Il aura fallu un an Rob Pelinka pour le réaliser, mais mieux vaut tard que jamais. Maintenant que Kevin Durant et Stephen Curry sont aux deux extrémités des États-Unis, Anthony Davis est le plus luxueux des seconds couteaux qui soient, le meilleur coéquipier que James n’ait jamais eu. Peut-être pas en termes de niveau – encore que cela pourrait très bien se discuter – mais meilleur en termes de complémentarité. Contrairement à Dwyane Wade et Kyrie Irving, leur union est sans accroc.
Ils sont 18 joueurs à avoir 3 possessions ou plus par match en poseur d’écran et finisseur dans le pick-and-roll, Davis est 3e en points marqués par possession. Il est un scoreur fiable et naturel dans cette configuration, mais cela à beaucoup à voir avec le brio de James dans le petit périmètre. Cela permet aux Lakers de toujours avoir un système simple à déployer en cas de besoin. Qu’il pose un écran léger et sprinte vers le cercle, ou entre en réel contact avec le défenseur puis se dirige lentement vers le panier tel un vulgaire Eddy Curry, Davis est toujours bien servi.
De tous les matches depuis le début de l’année, celui contre San Antonio la semaine dernière, en est le meilleur exemple. Toute la rencontre, Davis et lui se sont joués des Spurs sur le pick-and-roll. James a délivré 14 passes décisives et perdu seulement deux ballons sur des tentatives de passes. Deux turnovers en tentant ce genre de passes est inouï.
James possède les trois qualités primordiales qui font un bon passeur : le toucher, la précision et la vélocité. Il est un chirurgien du pick-and-roll et en fait étalage quel que soit l’intérieur qui lui sert de second. Avec JaVale McGee, il peut généralement mettre son défenseur dans une position encore plus périlleuse qu’avec Davis. McGee n’est évidemment pas dans la même galaxie en tant que scoreur, mais ses écrans sont plus rudes, ce qui permet à James d’en profiter avant même qu’ils n’aient lieu.
Il use de la menace de l’écran de McGee pour faire croire à Jae Crowder qu’il se dirige vers la droite, avant d’ignorer l’écran avec un dribble d’hésitation et s’ouvrir une pénétration ligne de fond. (Une pénétration de LeBron James n’est pas bon pour une défense). Jonas Valanciunas apporte son aide et laisse la voie libre à son homme. L’exécution et le timing de la passe sont les parties les plus compliquées de l’action, James les rend presque facile.
Il y a peu de joueurs aussi dangereux poste haut et côté faible de l’action. S’il sent la moindre ouverture, il l’exploite. Ici, Alex Caruso obtient quatre points consécutifs, cousus main, en coupant et sachant pertinemment que la passe sera au bon endroit, au bon moment.
Lors des premiers matches de la saison, les Lakers gavaient Davis de possessions poste bas, et leur attaque s’en est trouvée ralentie. Ils sont toujours dans le ventre mou de la ligue en vitesse de jeu (100,4 possessions par 48 minutes), mais initient leurs actions plus rapidement. Ils ne perdent plus de temps et se créent ainsi des opportunités aisées pour marquer.
Certaines de ces opportunités sont le résultat direct du fait que James jouisse, pour la première fois de sa carrière, d’un des meilleurs joueurs du monde dans le jeu au-dessus du panier. Et non, Shaquille O’Neal à Cleveland ne compte pas. Davis est incroyablement rapide pour pivoter autour de son défenseur et vers le cercle. Les Lakers le mettent à profit quand ils veulent une action tôt dans la possession. Même en anticipant, aucun joueur n’est aussi mobile et long que Davis pour l’empêcher de conclure. Et surtout, la passe est limpide. Imparable.
James a son lot de jeux préférentiels avec Davis comme il en a avec ses arrières, nommément Kentavious Caldwell-Pope et Avery Bradley, qu’il met aussi en parfaites positions pour scorer. Caldwell-Pope, qui était putride les deux premières semaines de la saison, est redevenu un joueur NBA acceptable en se nourrissant de caviar généreusement offert par son leader, même de l’autre côté du parquet.
Il en est de même pour Bradley, dont la carrière semblait tendre vers l’inexpiable. Avant sa récente fracture de fatigue à la jambe, il a beaucoup plus contribué au succès des Lakers que quiconque en dehors de sa famille ne pouvait l’espérer. Quand il reçoit des passes de James, il marque 69,6% (16/23) de ses tirs à 2 points. Recevoir le ballon à proximité du panier n’y est pas étranger.
Enfin, lorsqu’il s’agit de battre les prises à deux, personne n’est meilleur que James pour jouer de son regard et ses mouvements pour tromper ses adversaires.
Avec 19 minutes supplémentaires ce mardi, à Denver, LeBron James passera la barre des 57 000 minutes, avant son 35e anniversaire ! Seuls quatre autres joueurs (Kareem Abdul-Jabbar, Karl Malone, Kobe Bryant, Dirk Nowitzki) ont autant joué. Qu’il fasse quoi que ce soit s’approchant ou dépassant un record en carrière, à ce stade-là, est en tout point extraordinaire.
Quelques erreurs d’arbitrage (confer contre Dallas, contre Sacramento) et un calendrier risiblement relativement favorable ont permis aux Lakers de réaliser leur meilleur départ depuis la saison 1985-1986. Sur le terrain, la raison principale est le numéro 23. Avant que la route ne se corse, il est fermement dans la course au MVP avec Giannis Antetokounmpo, Luka Doncic et James Harden. Un spécimen athlétique meilleur joueur de la saison en titre, un phénomène de précocité comme on n’en a plus vu depuis James lui-même, et un scoreur professionnel au sommet de son art. Le sport nous offre rarement l’occasion de voir un vieux briscard batailler de jeunes loups, aussi talentueux que ceux-ci du reste, avec autant de répondant. Le roi tient à sa couronne, et we are all witnesses.