Après toute célébration vient un temps où le chaos et la frénésie s’éteignent, où la vie reprend son cours dans l’intervalle entre les rêves et leur réalisation. Le moment de contempler une saison et les accomplissements d’une vie qui, eux, subsisteront. La fable des Tigers de Louisiana State 2019, vainqueurs du championnat universitaire.
Pour y arriver, ils ont surmonté l’un des calendriers les plus relevés de tous les temps, affrontant 7 équipes classées dans le top 10 au moment de leur confrontation, et 5 du top 10 final. Ils ont battu les vainqueurs de l’ACC, de la Big 12, de l’Orange Bowl, du Fiesta Bowl, du Sugar Bowl, du Citrus Bowl, de l’Alamo Bowl et du Texas Bowl. Ils n’ont pas simplement terminé la saison invaincus, ils ont redéfini les critères d’excellence.
Joe Burrow a battu les records d’évaluation (202,0), de touchdowns lancés sur une saison (60) et a remporté le trophée Heisman avec la plus grande marge de l’histoire de la récompense. Il a joué 15 grands matches consécutifs. Lundi soir, il a mené les siens contre Clemson, le champion en titre et la meilleure défense championnat, qui avait encaissé moins de points (11,5 par match), concédé moins de yards dans les airs (151,5 par match) et moins de touchdowns totaux (9) que les 129 autres équipes du FBS. Burrow les a annihilés avec 463 yards et 5 touchdowns à la passe, 58 yards et 1 touchdown à la course.
Avant lundi, Clemson avait perdu 4 matches en 5 saisons, d’un grand total de 27 points. LSU les a battus 42-25, se permettant l’avanie ultime de ne pas jouer la dernière possession à quelques secondes du terme de la rencontre. Burrow a lancé 14 touchdowns et permis à son équipe de marquer 105 points lors des deux derniers matches de la saison, contre les meilleurs adversaires que le sport avait à offrir. Ce n’est plus du football, c’est de la sorcellerie. Et tout cela est peut-être la chose la moins absurde de l’année des Tigers.
UNE aventure improbable
LSU avait perdu au moins trois matches à chacune des 7 saisons précédentes, passant de pérenne candidat au titre à sempiternel sous-fifre d’Alabama. Cela semble dingue à écrire aujourd’hui, mais cette équipe n’avait pas réussi à marquer le moindre point contre le Crimson Tide, en 2018… Avec Burrow, et Clyde Edwards-Helaire, et Terrace Marshall, et Justin Jefferson et une flopée d’autres joueurs qui viennent, un an plus tard, d’entrer la légende de leur école.
Ils peuvent même se targuer d’avoir achevé la plus grande saison des 150 ans d’histoire du football universitaire, sans que cela ne soit pour le moins du monde illégitime. Ils ont remporté les trophées de meilleur joueur (Burrow), de meilleur entraîneur (Orgeron), et de meilleur assistant (Joe Brady) de meilleur receveur (Ja’Marr Chase), de meilleur defensive back (Grant Delpit) et de meilleure ligne offensive. La difficulté de leur calendrier était quasiment sans précédent et ils ont triomphé. En 15 matches, ils n’ont été menés qu’un total de 7 minutes en 2e mi-temps. Ils étaient là et ils étaient parfaits.
Ce qui rend leur succès inouï est qu’ils ont été l’équipe qui ne pouvait pas échouer, avec des éléments moteurs dont les parcours étaient, jusque-là, l’incarnation même de l’échec. La seule expérience d’entraîneur principal d’Ed Orgeron, à Ole Miss, était un désastre absolu. Burrow était le quarterback remplaçant à Ohio State, où son capitaine et ses coaches s’amusaient à l’appeler par d’autres prénoms que le sien. Aucune équipe n’est censée siroter la concurrence comme ils l’ont fait cette année, mais encore moins cette école, ce coach et ce quarterback. La magnificence de leur saison n’a d’égale que son improbabilité.
Yesterday a CFB coaches agent called me. All he said was "LSU hired Ed Orgeron." We laughed for a few minutes.
— Dan Wolken (@DanWolken) October 1, 2017
Imaginez un instant que Joe Alleva n’ait pas perdu sa fortitude testiculaire en 2015. Imaginez qu’il ait bien démis Les Miles de ses fonctions et offert le poste d’entraîneur à Jimbo Fisher, comme il en avait l’intention. Imaginez qu’il n’ait été influencé ni par le soutien du gouverneur de l’époque, ni par l’image de Miles porté en triomphe par ses joueurs après le dernier match de la saison régulière. Dans ce monde imaginaire, la nuit de lundi aurait-elle existé ?
Tellement de choses ont dû se produire pour que les Tigers se retrouvent au Superdome de New Orleans et soient de nouveau sacré, là où ils avaient remporté leurs deux derniers titres. Là aussi où leur dernier âge d’or avait brutalement pris fin, en 2012, aux mains de leur ancien messie Nick Saban. Alleva a dû faire confiance à Miles une année de plus. Ladite année a dû se transformer en quatre petits matches, une fois établi que Miles n’avait plus rien à offrir. Ed Orgeron a dû voir sa candidature à la tête de USC recalée en 2013, après un intérim pourtant réussi, et se retrouver libre pour être le coordinateur défensif de LSU. Texas a dû virer Charlie Strong à la fin de la saison 2016, et faire de Tom Herman son nouveau coach. Alleva a dû être tellement vexé de se faire planter par Herman, qu’il se résolve à donner le job à Orgeron.
Dans le même temps, Joe Burrow a dû se faire rejeter par Nebraska, l’école de son père et l’équipe de ses rêves. Il a dû se retrouver à Ohio State, ronger son frein derrière J.T. Barrett, être battu par Dwayne Haskins pour prendre la succession de Barrett, puis finalement choisir de partir pour la Louisiane.
Pete Carmichael, le coordinateur offensif des New Orleans Saints, a dû recommander son jeune et inexpérimenté assistant Joe Brady, quand des amis dans le staff de LSU lui ont demandé quelqu’un pour animer un exercice de run-pass-option. Orgeron a ensuite dû avoir l’audace de recruter cet inconnu et lui donner les clés de son attaque. Et Steve Ensminger, le coordinateur offensif en place, a dû accepter de perdre en influence au profit d’un type pas encore né, quand lui appelait déjà des jeux.
Si une seule de ces choses ne s’était pas produite, lundi soir n’aurait pas existé. Certains appelleront ça le destin. Je parlerai plutôt de magie. Sinon, quelle autre explication ? Comment expliquer qu’ils aient pris part aux quatre dernières finales du championnat disputées à New Orleans, dans leur État, dans leur maison ? Comment expliquer qu’un entraîneur auparavant raillé pour sa gouaille et sa balourdise, devienne le porte-drapeau de sa Louisiane natale et prenne sa revanche, avec son université de toujours ? Comment expliquer qu’un quarterback ayant lancé 18 miséreux touchdowns en trois ans, ne batte tous les records et soit le futur premier choix de la draft NFL ? Ce ne sont pas des coïncidences. C’est de la magie.
Ils n’ont pas simplement terminé la saison invaincus, ils n’ont pas simplement redéfini les critères d’excellence. Ils l’ont fait avec style et exubérance. Et comme les Miami Hurricanes des années 90, avec ce qu’il faut d’arrogance. Ils ont pris les tailles pour leurs bagues de champions avant le match. Joe Burrow a plastronné cigare en bouche une fois la victoire en poche et arboré une casquette faisant honneur à la taille de son énorme phallus.
Avant les cigares et le nuage de fumée dans les vestiaires, il y avait Odell Beckham Jr. demandant à la fanfare des Tigers de jouer Neck, une chanson remixée par les étudiants de l’université en ode aux fellations félines.
"SUCK THAT TIGER DICK, BITCH" pic.twitter.com/eAQKfJ6FnG
— gifdsports (@gifdsports) January 14, 2020
Et encore Odell Beckham Jr. distribuant des billets à Justin Jefferson et Jontre Kirklin. Et comme les Miami Hurricanes des années 90, certains se sont inutilement offusqués, parce qu’un multi-millionaire faisant profiter ses potes, générant eux-mêmes des millions de dollars mais n’en voyant pas le moindre centime est si terrible…
Il y avait aussi Ryan Clark, Marcus Spears, Tyrann Mathieu, Jarvis Landry, Jeremy Hill, Devin White, Greedy Williams. Des anciens de la maison, non sans rappeler l’histoire récente d’une équipe pétrie de talent, mais infiniment frustrante. Ce titre était aussi le leur. Il y avait Randy Moss, dont le fils a marqué deux touchdowns, et Karl Malone, dont le fils est le préparateur physique de l’équipe. Il y avait même Ezekiel Eliott, parce que pourquoi pas ?
Des stars sur le terrain, dans les tribunes, dans les vestiaires. Comme les Miami Hurricanes des années 90, dont l’effectif comprenait Ray Lewis, Warren Sapp, Mario Cristobal, The Rock, un des fils de Bob Marley (!), et dont la ligne défensive était entraînée par… Ed Orgeron. Magique.
Joe Burrow sera un Cincinnati Bengal la saison prochaine et Joe Brady le coordinateur offensif des Carolina Panthers. Grant Delpit, Justin Jefferson, Patrick Queen, Lloyd Cushenberry, Jacob Philipps et Saahdiq Charles leur ont déjà emboîté le pas et annoncé prendre le chemin de la NFL. D’autres encore pourraient suivre. C’est pourquoi Ed Orgeron a déjà la tête à recruter la prochaine lignée de Tigers. Pour faire de cette étoile filante une constellation.
Des deux équipes sur le terrain lundi, Clemson est celle qui aura le moins d’interrogations au début de la saison prochaine et sera le favori pour récupérer son titre abandonné. Mais pour le moment, à LSU la gloire et à ces Tigers l’immortalité d’une saison légendaire, que même les plus scénaristes les plus fous n’auraient pu imaginer.
Leur itinéraire servant de preuve ultime que le passé ne conditionne en rien le futur. Tout ce qui importe pour cette université, cet état et ses habitants parfois meurtris, souvent moqués, est le présent. Le présent et la transcendante lueur d’un quarterback ayant marqué l’histoire, l’émergence d’un coach à la voix marrante au sommet de son sport. Deux hommes, une école et une équipe aux moult revers et déconvenues, qui en une nuit ont embrassé la magie au point d’en oublier les faillites surannées.