Kobe Bryant est mort. Je m’apprêtais à passer la semaine à écrire sur le Super Bowl, un événement qui n’a lieu qu’une fois par an, et dont l’affiche cette année est peut-être la plus alléchante de l’histoire récente du sport. L’impatience d’un journaliste, l’excitation d’un fan. Et dimanche soir, la nouvelle est tombée. Kobe Bryant est mort. Avec sa fille, Gianna. Et sept autres personnes.
Comme tous ceux qui suivent le basket outre-Atlantique, comme ceux qui ne le suivent pas forcément, mais qui ont grandi, vieilli avec le nom et l’image de Kobe, j’ai passé les heures suivantes à tenter d’assimiler l’ampleur de la tragédie. Ensuite à contempler les tragédies en général, à absorber la manière cruelle et soudaine dont une vie peut s’envoler, la frivolité de débats sans fin, sans réponse définitive. J’ai lu et écouté les souvenirs des personnes qui le connaissaient et qui l’aimaient, parfois avec les larmes aux yeux. Kobe Bryant n’était pas qu’un Laker, il incarnait Los Angeles. Il n’était pas qu’un joueur de basket, il était, comme l’a si joliment narré Olivia Leray, une icône, un héros, une légende.
On ne pouvait pas le rater. Kobe Bryant : c'est donc ça être une légende. pic.twitter.com/qviNhIRuFH
— Olivia Leray (@OliviaLeray) January 27, 2020
Une icône, un héros, une légende. Partout ces mots, en boucle. Ces mots vrais. Partout aussi, l’omission ou la brève mention, de la vraie accusation d’agression sexuelle dont il a fait l’objet en 2003. Mes confrères de Libération ont consacré plus de 1000 mots à la mémoire de Kobe Bryant. 32 seulement sur cette inanité de viol présumé :
“Mais, après une saison 2003-2004 dont le début est perturbé par les accusations d’agression sexuelle sur une employée d’un hôtel du Colorado – les charges furent abandonnées par la suite (…)”
Les hommages passant, mes pensées se sont mues, peu à peu, de la Californie et Calabasas au Colorado et Edwards. J’ai imaginé ce que pensait Katelyn Faber, cette femme à l’origine d’une piètre perturbation de saison sportive, à l’évocation des mots icône, héros et légende. J’ai imaginé la douleur qu’a pu faire resurgir l’annonce du décès de Kobe. Ce qu’elle a dû ressentir à force d’entendre le monde entier célébrer l’œuvre de la vie d’un homme, en négligeant la nuit qui a défini la sienne.
À la disparition d’une personnalité publique de la dimension de Kobe Bryant, les journaux et réseaux sociaux se gorgent de mots éplorés. Une façon de faire notre deuil, tous ensemble. Il est incroyable de voir comme l’on peut être influencé, ému et inspiré par certaines personnes, sans même les avoir rencontrées. Comment le génie d’un artiste, d’un sportif peut apporter du bonheur, faire oublier les tracas du quotidien, rapprocher les corps et les cœurs autour d’un intérêt commun. Toutes ces raisons font qu’il est ardu, à l’aube d’un drame, de parler d’une vie dans sa parfaite entièreté. Sans doute y a-t-il là une forme d’introspection. L’aperçu de notre propre mortalité et l’espoir que lorsque viendra notre heure, nos pires moments soient ignorés.
Une telle finalité, le genre qui fait abstraction des vérités gênantes, peut sembler plus respectueuse envers le défunt. Elle est en réalité déplacée envers ceux qui en ont subi ses offenses. À ceux qui arguent qu’aujourd’hui n’est pas le moment de parler des transgressions de Kobe Bryant, je demanderais quand est-ce que ce moment existe réellement ? Les survivantes d’agressions sexuelles vous diront qu’il n’a jamais existé.
Les effleurer par semblant de conscience est intellectuellement malhonnête. On peut avoir été une icône, un héros, une légende, et avoir été un symbole de la culture du viol à son paroxysme. Ces propositions ne sont pas mutuellement exclusives. Considérer que des héros, nos héros, puissent être vus à travers différents prismes par autrui ne demande vraiment qu’un brin d’empathie.
DOCTEUR JEKYLL ET M. HYDE
Pendant des années, il m’a été pénible de concilier le Kobe de cette chambre d’hôtel du Colorado avec le joueur d’exception qu’il était. Il incarnait tout ce que nous, fans, espérons de nos athlètes préférés : la passion pour le jeu et ce qu’il représente, le travail, et l’infatigable faim de victoires. Des vertus qui s’égarent, tant dans la NBA d’aujourd’hui, que dans sa couverture médiatique, où les trades et bisbilles émotionnelles déchaînent plus les passions qu’une série âprement disputée. Il m’a été encore plus pénible de concilier le Kobe de cette chambre d’hôtel avec le charmant retraité qu’il était devenu, le tuteur, l’auteur, le père de famille dévoué, le philantrope, le féministe.
Je n’ai aucun doute sur la sincérité de sa promotion du sport féminin. Elle était on ne peut plus admirable et a poussé bien d’autres de ses contemporains à lui emboîter le pas. La relation toute particulière qu’il avait avec Gianna, et que nous nous émerveillions à découvrir, a sûrement encouragé d’innombrables pères à créer des liens avec leurs filles autour du sport.
La motivation à tendre vers la meilleure version de nous-même, dont Kobe Bryant a tant gratifié, nous amène facilement à préférer le caractère hollywoodien de son existence à la fâcheuse complexité de son héritage. Les plus âgés l’ont vu grandir. Les plus jeunes, comme moi, l’ont vu mûrir. De ce fait, tous, autant que nous sommes, avions l’impression de le connaître. Nous ne connaissons quasiment rien de la femme qu’il a possiblement violée.
Pour beaucoup, son récit est une incommode contrariété à celui d’une légende du sport. Seulement comprendre Kobe Bryant, c’est comprendre toute sa vie, pas uniquement ses exploits sur les parquets. Trop souvent, lorsqu’il s’agit de sport, nous nous abandonnons à l’hyperbole, de la déification des grands au ridicule effréné des perdants. Mais la vie, même sportive, ne se scinde pas simplement entre les gentils et les méchants, entre le bon et le mauvais. La plupart du temps, tout cela s’emmêle.
La nuit du 30 juin 2003, Kobe Bryant demandait à une employée du Lodge and Spa at Cordillera de la petite ville d’Edwards de lui faire visiter les lieux. Selon la victime présumée, il l’a invitée à le rejoindre dans sa chambre, ils se sont embrassés, puis il l’a tripotée, empêchée de partir en l’attrapant par le cou, retournée, poussée contre une chaise et violée.
Le relevé des auditions de la jeune femme, 19 ans au moment de l’incident, fait état qu’elle aurait expressément dit non à plusieurs reprises, et que Bryant lui aurait demandé de ne répéter à personne ce qui était en train de se passer. L’examen médical, réalisé à la suite des faits, a révélé des lacérations du périnée, des bleus sur le cou et au menton. Ses sous-vêtements et le T-shirt de Bryant, tachés de sang. Elle a affirmé à la police avoir été contrainte à cette relation, il a affirmé que celle-ci était consentie, avouant toutefois n’avoir jamais demandé ledit consentement.
Non qu’il en fût le seul décisionnaire, mais la défense de Bryant consistait essentiellement à dénigrer le caractère de la victime présumée, en invoquant ses relations passées et sa santé mentale, comme dans la plupart des dossiers d’agressions sexuelles impliquant des célébrités. Le victim-blaming a atteint un tel stade, que Katelyn Faber a été hospitalisée après le premier jour des auditions préliminaires, et a finalement refusé de témoigner, après un calvaire public de 14 mois, incluant les traditionnelles menaces de mort.
La procédure pénale a été abandonnée. Les deux parties ont mis fin à la procédure civile, en concluant un accord financier secret estimé à plus de 2,5 millions de dollars, engageant la plaignante à ne plus reparler de l’affaire. Bien avant Harvey Weinstein et #MeToo, Dieu seul sait le nombre de victimes de viol dissuadées de poursuivre leurs agresseurs en justice, suite à cette affaire.
Aucune admission de culpabilité de la part de Bryant, ni de condamnation, mais la publication d’un communiqué, dont chacun fera ce qu’il voudra :
“(…) Bien que je croie sincèrement que cette relation était consentie, je reconnais désormais qu’elle ne considérait pas et ne considère pas cet incident de la même manière que moi. Après des mois à revoir les documents, à écouter son avocat, et même son témoignage en personne, je comprends maintenant qu’elle ne pense pas avoir consenti à cette relation. (…)”
Ce communiqué est intervenu après l’abandon des charges pénales, sans que personne ne force Kobe Bryant à le publier. A-t-il offert un certain soulagement à Katelyn Faber ou amplifié un sentiment de colère et d’injustice ?
SOYONS TOUS MEILLEURS
Nous ne savons pas ce qu’il s’est passé cette nuit du 30 juin 2003, nous ne pouvons que supposer. En revanche, nous pouvons déplorer les conséquences dévastatrices d’une décision de justice en défaveur d’une victime réellement agressée, avec la même vigueur que nous regrettons celles subies par une célébrité faussement accusée.
mdrrr mais c’est vraiment un média de fils de putes c’est pas possible @BFMTV pic.twitter.com/YOnuArxiB6
— jack fuego (@sangohad) January 26, 2020
Plusieurs éléments rendent la disparition de Kobe Bryant particulièrement lugubre : son âge, les circonstances de l’accident, la présence de sa fille avec lui, mais surtout qu’il semblait se diriger vers une vie encore plus glorieuse que sa carrière de basketteur. On ne verra jamais ce qui aurait sans doute été la plus belle et la plus influente version de Kobe.
Beaucoup, au sein de ma profession, s’émouvaient de son omniprésence autour du sport féminin, interrogeant ses motivations ultimes. Se livrait-il à un exercice de relations publiques, en plus de nouer des liens avec sa fille et donner aux femmes athlètes le respect qu’elles méritent ? Après tout, il n’y aurait pas eu de mal à cela, si l’évolution de l’homme était pure. Il n’y a rien de plus naturel que de vouloir être reconnu pour la personne que l’on est devenue plutôt que celle que l’on était.
Nous pouvons croire en sa bonne foi, mais jamais ne devrions-nous nous indigner de ceux qui en doutent. Il s’est produit, dans cette histoire du Colorado, ce qui se produit encore souventefois. Un homme riche et puissant s’est retrouvé accusé, ses fans se sont précipités à sa défense, puis ont oublié aussi rapidement que faire se peut. Il n’est pas indigent que certains trouvent cela, et ce que cela dit de notre monde, abjecte.
Tout cela eût été tellement plus simple si Kobe Bryant avait choisi d’être transparent sur l’incident de juin 2003 et sur les leçons qu’il en avait tiré. Au lieu de cela, il a refusé d’aborder le sujet, pas plus tard qu’en novembre 2018, dans une longue entrevue accordée au Washington Post. Imaginez seulement l’impact qu’il aurait eu dans la perception des violences sexuelles par la société, s’il avait opté, tant qu’il était encore parmi nous, de revenir sur son cas et son évolution personnels.
Toutes les bonnes actions qu’il a réalisées depuis cette mésaventure sont fabuleuses, mais il ne nous appartient pas de lui accorder le pardon. La rédemption commence et s’arrête aux personnes que l’on blesse. Si nos torts ne sont pas pardonnés, ainsi soit-il. C’est tout le problème de faire du mal à quelqu’un, on ne peut l’effacer et la possibilité de rachat n’est pas entre nos mains. On ne peut obtenir le salut ni grâce au temps, ni par la mort, aussi tragique soit-elle.
Être en colère à la mention du passé trouble de Kobe Bryant et au fait que certains ne le pardonnent pas, c’est être en colère contre la victime présumée et le fait que son traumatisme nous mette mal à l’aise. Peut-être aurait-il cherché son pardon, peut-être l’aurait-il obtenu. Nous ne le saurons jamais, parce qu’il est parti beaucoup, beaucoup trop tôt.
Il ne nous reste que son histoire, toute son histoire. Tenir compte d’autres perspectives n’est pas faire insulte à sa mémoire, ni n’enlève quoi que ce soit à ce qu’il représentait pour tant de personnes à travers le monde. Les taire, au contraire, serait la preuve que notre société n’a pas beaucoup progressé depuis 2003, qu’importe les hashtags. À chacun la responsabilité de se souvenir de Kobe comme l’homme qu’il a réellement été plutôt que celui qu’on voulait qu’il soit.